Jérôme Verhaeghe
L'interview avec Jérôme Verhaeghe a eu lieu le 3 Mai 2018 à Paris, mené et rédigé par Heinrich Mätzener.
Canon didactique
HM : L’école française excelle d’une technique solide et brillante. Je ne peux pas m’imaginer autre chose que l’enseignement traditionnel qui demande à chaque leçon un parcours technique avant de se consacrer à l’interprétation.
La technique, essentielle à une carrière professionnelle
JV : Je pense que cela n’a pas changé parce que nous n'avons pas le choix : depuis l’ère numérique et les enregistrements numériques, on entend des choses tellement parfaites, qu’on a parfois du mal à les retrouver techniquement dans le quotidien professionnel. Aujourd’hui on n’a pas le choix, que ce soit les pianistes, les violonistes, les flutistes, les violoncellistes, tout le monde a une technique tellement parfaite qu'on est obligé d’en parler à nos élèves ! C’est une question d’honnêteté. Aujourd’hui on ne peut pas sortir un disque « live » avec trop d’erreurs, ce n’est pas possible, ni crédible !
On est confronté à une concurrence internationale
JV : Donc on est bien obligé de travailler la technique et de la faire travailler à nos élèves. Effectivement, qu’est-ce qu’on dit à nos élèves, quand ils se présentent au conservatoire supérieur, ou quand il se présentent à une Hochschule, parce qu’on est très ouvert aujourd’hui. Ce n’était pas comme ça il y a 25 ou 30 ans, on ne conseillait pas d’aller chez Chen Halevi, à la Hochschule (où on pratique un instrument qu’on joue avec le même système). Aujourd’hui, les diplômes sont harmonisés, ils sont européens, cela n’existait pas de mon temps, donc on est bien obligés de penser global, et globalement. Il y a aussi une tradition en France avec des grands techniciens comme Boulanger, Portal, Paul Meyer, Michel Arrignon, Pascal Moragues, tous ces gens qu’on entend au concert ou dans leurs interprétations de concertos, ils sont tous tellement forts techniquement, que du coup on est bien obligé de dire à nos élèves, si vous n’êtes pas dans les dix premiers de votre génération, voire dans les cinq, cela va être compliqué.
HM : Et aujourd’hui, les concours pour les postes libres sont ouverts à tous les pays. Et grâce à l'application muv pour participer aux auditions la façon de s’inscrire est devenue beaucoup plus simple.
JV : En France, on a cette tradition historique d’écouter tout le monde. Ça fait quand même une grande différence en Europe ! Parce que si vous prenez la Suisse, l’Allemagne, la Hollande, le Royaume Uni, si vous n’êtes pas invité, vous ne pouvez pas montrer que vous savez jouer de l’instrument.
HM : Oui on fait un choix. Ce n’est presque plus possible autrement. Pour le poste de Flûte /piccolo il y avait entre 200 et 250 inscriptions. On n’a simplement pas les capacités d'écouter et de juger correctement tous les candidats.
JV : C’est le vrai problème ! Est-ce que nous, on va y venir ? Pour l’instant, non Il y a eu un poste à l’Orchestre National de France, Clarinette Solo, il y a eu 107 inscrits.
HM : Pouvait-on tous les écouter ?
JV : Ils ne sont pas tous venus, mais quand même ! Donc après c’est Emmanuel Krivine qui écoutait, gling gling, gling, gling, (il coupe) est-ce que c’est juste, ce n’est pas juste ? Je n’en sais rien. Mais voilà le paysage qu’on est obligé d’expliquer à nos élèves. Ceux qui veulent devenir professionnels ! Après il y a tous les autres : Donc oui, la technique oui, forcément !
Intégrer le travail corporel dans la technique de base
HM : Dans le travail technique, pensez-vous que cela fait du sens d’apprendre les mouvements aussi sans instruments ?
JV : À la muette ?
HM : Oui, en ce qui concerne la respiration, la formation d’embouchure, la vocalisation ou bien la respiration je fais aussi des études sans instrument pour bien se rendre compte de la conscience du corps dans l’apprentissage instrumentale
JV : Pour prendre conscience, oui.
HM : Après, c’est l’ouille qui corrige.
Ne pas rater l’âge pour évoquer la conscience du corps
JV : Vous voyez, j’étais en Corse pour faire des master class. Cette très belle île. Il y avait une dame qui intervenait avec la méthode Alexander : très bonne méthode. Tous les gens, y compris les Corses, qui chantent la polyphonie, vous savez les chants polyphoniques, c’est très spécifique à la Corse, c’est une grande culture. Il y avait des gens qui étaient venus, pour pratiquer la méthode Alexander, qui dans notre métier est plutôt enseigné au CNSM. Elle a une classe, un poste au CNSM de Paris. Donc on est de plus en plus confronté à ces gestes répétitifs qui impliquent une bonne posture, et évidemment une bonne respiration. Moi j’en parle, quand je sens qu’il y a un problème. Évidemment quand ils sont petits, c’est très facile. Et donc on pose l’instrument, on travaille là-dessus. Après quand les élèves arrivent plus tard, et qu’ils viennent voir les solistes de l’opéra pour parfaire leur technique, là, c’est plus compliqué, parce qu’ils sont adultes déjà, parfois c’est trop tard.
HM : Parfois c’est difficile à corriger s’il y a des défauts.
JV : Parfois c’est trop tard ! il y a une limite d’âge pour rentrer au CNSM.
Donc quand ils arrivent à 18 ans et qu’il faut retravailler une partie de la technique et aussi une partie du cheminement vers l’instrument, cela devient très long pour corriger certains défauts.
Comment enseigner la conscience du corps ?
HM : Est-ce que vous pensez qu’il est bien d’enseigner par des images ou allez-vous sur le plan anatomique, physiologique, pour expliquer les mouvement et positions justes ?
JM : J’évite de trop compliquer. Je parle un peu de comment ça se passe, poussée verticale, dont on a absolument besoin et qui est tellement essentielle dans la culture asiatique et que parfois eux-mêmes ne maîtrisent pas. Souvent les Asiatiques qui étudient à Paris ou à Tokyo ou partout, sont stressés, alors que normalement le zen ça vient de chez eux, la respiration abdominale aussi, toute la pratique des arts martiaux ; il faut s’ouvrir beaucoup l’esprit. C’est un geste de sportif de haut niveau qu’on fait nous. Après quand on a mon âge, moi j’ai 51 ans, et qu’on réfléchit comment on jouait quand on avait 20 ans, on se dit pourquoi à 51 ans, je joue mieux que quand j’en avais 20 ?
Montrer aux élèves ce qui est bien éprouvé dans la pratique
JV : Parce qu’en fait on a éprouvé tout ce dont on doutait à 20 ans, et ça je n’hésite pas à dire à mes élèves : « à 20 ans, c’est sûr que tu vas courir plus vite que moi, plus longtemps. Mais quand je prends la clarinette alors que je la travaille moins que toi, comment tu expliques que chez toi ça marche moins bien, alors que tu es doué, il n’y a pas de souci. Parce que moi, je sais maintenant comment il faut faire, parce que j’ai joué dix fois cette symphonie, quinze fois cet opéra et je n’ai plus peur de dire que la projection dont j’ai besoin, l’articulation dont j’ai besoin, tout ce que les chefs d’orchestre me demandent, est éprouvé. Si je te dis qu’il faut faire « comme ça », ce n’est pas pour t’embêter, c’est probablement bien la vérité. »
HM : Il faut croire à la propre technique éprouvée dans la pratique.
JV : Oui, à 20 ans on ne sait pas encore ça ! On n’est pas persuadé.
Travailler la technique en classe
JV : Je fais toujours des compétitions. Je dis : voilà : au mois de décembre, tu dois dépasser la limite de 120 (par exemple une gamme, en double croche). Si tu ne le fais pas, c’est que tu n’as rien fichu. Je fais des groupes, si j’ai 2 ou 3 ados qui sont à peu près du même niveau, je les mets ensemble, il y en a toujours un ou 2 qui passent devant, la semaine d'après, c'en est un autre, le premier essaie de rattraper, voilà.
HM : C’est le côté sportif : je trouve que c’est très bien, ça motive les élèves !
Observer, ressentir et enseigner
Voir Intonation
Anches et Bec
HM : Je me rappelle, quand j’étais étudiant, j’ai joué des anches beaucoup plus fortes qu’aujourd’hui. J’observe des jeunes qui jouent avec becs et anches assez forts, ils croient obtenir une sonorité sombre et en même temps puissante.
Obtenir une sonorité vibrante sans effort
JV : Dans leurs chambres ! Dans leurs studios de répétition ! Et je suis obligé de me battre parce que, comme vous le savez, j’ai mis au point la clarinette Selmer « Privilège ». C’est moi qui ai créée cette clarinette. Aujourd’hui, c’est Philippe Berrod qui est à l’Orchestre de Paris, au CNSM, qui a pris le relais artistique. Mais il ne change rien sans me demander. En ce moment, il travaille sur les becs, parce que c’est aussi d'un grand intérêt pour tout le monde. À chaque fois que je suis avec le responsable des becs, il me dit : « oui, mais cette esthétique dont tu me parles, ce n’est pas celle qu'on cherche ». Et je lui réponds : « Pardon, mais là, tu parles en quel nom ? Tu parles en mon nom de professionnel aguerri, ou alors parce que tu espères vendre ces becs plus à des étudiants qu’à des professionnels ? » Parce que s’il me fait un bec qui ne sonne pas, et qui me demande des efforts, je ne vais pas le jouer. Je vais jouer celui qui ne va pas me faire faire d’efforts. Et je sais que j’ai raison, parce que ce n’est rien que la situation réelle en jouant la clarinette solo à l’opéra qui m'a appris ça. Et d’ailleurs, quand je reçois un nouveau bec avec une facette très épaisse, je constate que ça étrique un petit peu, ça enlève un peu de timbre. C’est peut-être moins flatteur à l'oreille du fabriquant qu’à la mienne. Mais moi, je dis : « Mais c’est ça qui me faut ! »
HM : Ce sont certaines harmoniques hautes qui font que le son a une bonne projection dans la salle, jusqu’au dernier rang !
Produire avec légèreté une sonorité avec « plus de lumière »
JV : Bien sûr, c’est exactement ça. Donc je lui prends l’exemple où on faisait Titus, grand solo de clarinette, Grand solo de cor de basset. Moi j’étais la première clarinette et donc j’ai changé de bec entre 2 spectacles. Et je vais voir le chef, au moment où j’ai fini le solo, à l’entracte, à Garnier, et je lui dis : « Maestro est-ce que vous avez entendu une différence par rapport à la dernière fois ? » Il me répond : « Aujourd’hui, more bright, easier for you - plus de lumière » Voilà. Et je lui dis : « Pour vous c’est mieux ou c’est moins bien ? » Il me dit « c’est mieux » !
Reconnaître et suivre les résultats de l'expérience pratique
HM : Oui, cela demande moins de force, on est plus flexible, aussi pour l’intonation.
JV : On est plus libre, on va plus loin. Je suis revenu chez Selmer et j’ai dit : « voilà ce que m’a dit le chef d’orchestre, qui n’en a rien à faire de la clarinette, ni de Jérôme Verhaeghe; il s’en fiche. Alors peut-être peux-tu réviser ton jugement, parce que cela se passe dans un contexte ultra concret ! Ça c’est du concret ! Un chef d’orchestre qui dit : le solo de Monsieur Verhaeghe ce soir, c’était plus clair, et cela avait l’air plus facile. » Voilà.
Adapter le bec aux besoins individuels
JV : Je me souviens, quand j'étais dans la classe de Michel Arrignon au CNSM, il y avait seize clarinettistes, autant de filles que de garçons. A l’époque, toutes les filles avaient le voile du palais qui lâchait, car la technique que Michel voulait insuffler n’était peut-être pas appropriée à tout le monde.
Donc cela m’a fait réfléchir. Moi, physiquement, après 6 semaines de service militaire, j’étais « strong man », donc évidemment je n’avais pas de problèmes. Mais le premier cours que j’ai eu, je jouais un bec Charles Bay à l’époque, un bec intéressant ! J’étais rentré au conservatoire avec, j’avais passé mon examen d’admission avec, j’étais rentré à La Musique de l’air, donc c’était un bec qui m’allait bien, un bec facile que j’aimais bien, mais il ne m’a pas tout apporté dans la vie. Et au premier cours au CNSM, Michel m’a dit : « Qu’est-ce que tu joues comme bec ? J’ai un 15B. Et il me dit : « On joue ça que quand on n’est pas en forme »
HM : Ah bon ?
JV : Je sors du cours de clarinette, je vais chez Feeling Musique, Rue de Rome et je demande le premier bec qu’ils ont de chez Crampon, le 120, 125. Ils en avaient trois, j’en prends un, je ne l’essais même pas, je prends des anches Glotin, parce qu’à l’époque ils jouaient des anches Glotin : Je dis » je veux les mêmes numéros que Michel Arrignon et je veux la même ligature. La ligature Bonade, argentée ou aurifiée, je ne sais plus. Et puis je joue ça. Mais cela ne m’allait pas du tout, c’était pas mal mais cela faisait faire beaucoup d’efforts quand même ! C ‘est un défi que je m'étais lancé : je me suis dit : » Je vais m’adapter ». Mais cela a été compliqué ! Cela n'a pas très bien marché mais je m’en suis quand même sorti, j’ai passé mon prix comme ça. Je me souviens, j’avais acheté la même clarinette que Michel Arrignon, l’Elite, voilà ! Mais après quand je suis rentré, je suis rentré tout de suite après la classe à Strasbourg, où j’étais clarinette solo pendant 5 ans. J’avais 23 ans, 24, j’étais tout jeune ! Là j’ai posé l’élite et j’ai repris une RC avec un Bec à 5RV lyre . Donc vraiment ce que je mets à mes élèves, parfois, facile. Donc une clarinette RC avec une perce saine, pas juste, mais saine, et j’ai repris comme ça.
La prédominance d’une sonorité personnelle
JV : C’est vrai que le son de Michel Arrignon était à l’époque très intéressant. Mais comme musicien Michel était tellement DANS la clarinette, il transmettait tellement d’expression que je me suis dit : oui, cela vaut le coup de m’y intéresser ! Je ne suis resté qu’un an avec lui, en fait c’est un grand musicien, qui s’est toujours battu pour avoir ce son qui demande beaucoup d’énergie, mais qui n’est pas donné à tout le monde ! Et je pense qu’on a chacun de nous, dans l’oreille un son. Et quand vous changez de matériel, de bec, d’anches, vous allez toujours essayer de trouver le même son.
HM : Je suis d’accord ! Pour ça mon professeur Hans Rudolf Stalder était un exemple célèbre.
JV : Hans Rudolf Stalder ! Magnifique musicien ! Un homme incroyablement merveilleux ! Je l’ai entendu jouer mais je l’ai rencontré aussi aux rencontres internationales d'Issy les Moulineaux, il y a trente ans ! C’était un homme charmant, tellement délicieux.
HM : Il a changé du système allemand au système Boehm et après il a joué aussi une clarinette Wurlitzer-Boehm !
JV : Mais oui, Wurlitzer, c’est hybride !
HM : Un sytème Boehm avec une perce allemande, plus large, et dans la partie inférieure plus longtemps cylindrique. Mais on reconnaissait toujours sa sonorité, c’était très personnel, c’était Hans Rudolf Stalder.
JV : Toujours pareil, c’était lui. C’est sûr, j’en suis convaincu. Je pense que ce qu’on a dans l’oreille, on le reproduit à chaque fois.
Histoire de la géométrie des becs : histoire de l’embouchure ?
HM : Est-ce qu’on a changé la géométrie des becs quand on a quitté la technique de la double lèvre ? Est qu‘il y a eu un changement quand Vandoren a sorti le bec 5RV ? Est-ce c’était ce bec-là que jouait Ulisse Delécluse, qui avait aussi une sonorité très particulière ?
JV : Le 5 RV est un peu fermé, mais il centre bien.
HM : C’était construit pour poser les dents dessus ?
JV : C’est possible. Il faut qu'on trouve sa propre orientation dans le grand choix de différentes écoles et matériaux.
Le questionnement qu’on fait quand on a des professeurs différents, parce que c’est fini, ça, d’avoir un professeur de A à Z, cela n’existe pas. Déjà de ma génération, ce n’était pas possible : les rencontres en général, c’est vraiment ce qui peut orienter des choix et la vie ! Dans tous les domaines ! Il y a cette recherche permanente des élèves d’aller écouter telle personne de tel pays. Aujourd’hui on est face à un matériel qui est tellement différent, c’est un peu comme les couleurs des voitures. Tout le monde n’achète pas du blanc et du noir, ce que moi j’appelle la troisième voie, c’est pareil pour le yin et le yang. Bon est-ce que cela a changé l’orientation des becs ? Je pense sincèrement qu’un homme comme Guy Deplus qui cherchait beaucoup, a beaucoup contribué au développement des becs chez Vandoren, parce que c’était très français de jouer Vandoren. Aujourd’hui encore, beaucoup de clarinettistes participent à cette évolution. C’est eux qui ont fait qu’on a beaucoup de cartes dans le jeu. Est-ce que c’est trop ? Je ne sais pas. Peut-être.
HM : La plupart de mes étudiants jouent un bec B40, ou le B40 lyre, il y en qui jouent un black diamond, mais aussi des modèles de Ramon Wodkowsky. Ils ont tous des très bons résultats.
JV : Voilà, si cela leur va bien ! Parce que moi, en termes d’embouchure, je ne m’impose pas. On est sept collègues qui jouent à l’opéra. Quand j’essaie le matériel p.ex. de Bruno Martinez, d’Alexandre Chabot, de Véronique Cottet-Dumoulin, de tous les collègues, je peux tout de suite jouer avec leur matériel. Pourtant ce n’est pas le même que le mien, mais cette convergence, elle existe.
Et je pense que, rien que parce qu’on a besoin d’un outil, il peut y avoir quinze outils, mais ici, dans le contexte professionnel où on est, on en utilise 3 ou 4, ce sont toujours les mêmes.
Si une anche est trop forte
HM : Et une orientation pour trouver les anches et becs idéaux, c’est quand, entre autre, cela ne demande pas trop de force ?
JV : Ici (à l’Opéra Bastille et au Palais Garnier), si bec et anches sont trop forts, on ne peut pas jouer. Mais moi, je suis une particularité, je joue le claripatch. Vous connaissez le claripatch ? C’est un Suisse qui a fait ça !
HM : Oui, oui, je le connais, c’est Pierre-André Taillard de La Chaux-de Fonds, qui l’a inventé.
JV : Je ne sais pas où il est ce garçon, parce qu’on n’arrive pas à trouver ce claripatch, le site est fermé.
HM : Il enseigne à la Schola Cantorum, à Bâle, la clarinette historique.
JV : C’est marqué que claripatch est épuisé. Moi, les derniers que j’ai achetés, c’est en Pologne.
Études scientifiques sur l’anche, l’invention de claripatch
JV : Mais depuis des années, la force des anches n’est pas un problème,. Parce que quand c’est trop faible, je mets une autre languette de claripatch et c’est bon ! Et vous savez comment il a fait ça ? Il y a eu un étudiant de Polytechnique, c’est une grande école d’ingénieurs, une des plus fortes en France. L’étudiant s’appelle Fabrice Pinard, dont le frère est bassoniste chez nous. Il me demandait s’il pouvait prendre mes anches à la fin de chaque spectacle, celles que j’avais jouées. Donc pendant 1 an, il est régulièrement venu chercher mes anches, et je les récupérais le lendemain matin. Il les a mises sous vide, il a fait des tas d’études pour les mettre en vibrations, les observer, etc. Et il a acheté une boite d’anches traditionnelles, et dedans il faisait les mêmes exercices, les mêmes expériences. Au bout d’un an, il a fait la même chose avec Arnaud Leroy, clarinettiste basse à l’Orchestre de Paris, donc il avait des grosses anches, et il a trouvé des paramètres communs. Il a publié cela sur une revue scientifique , le gars clarinettiste de Suisse a vu ça et il les a sorties .
HM : Pierre André n’est pas seulement musicien et clarinettiste, il a fait des études de mathématiques et il est capable de faire de la recherche scientifique.
JV : Voilà. Il a dû lire ça dans une revue scientifique, et cela l’a intéressé. Pour moi, claripatch, quand je joue en Corse ou à 2000 mètre d’altitude, je n’ai pas de stress, parce que si c’est trop fort, j’en mets une autre, voilà.
Des anches en plastique ?
HM : Il faut que j’y revienne. Je les ai essayées une fois
JV : Il y a une période d’adaptation, mais c’est vraiment terriblement efficace !
HM : C’est surement mieux que les anches en plastique.
JV : Ah ! Il y a plus d’âme, il y a plus d’âme ! On peut les jouer aussi, mais quand on veut une couleur, il y a des manques.
HM : J’ai aussi des problèmes d’intonation dans la main gauche, au registre du clairon.
JV : Cela ne m’étonne pas.
HM : Mais quand les musiciens partent en tournée, même à Berlin ils les utilisent, c’est simple, quand on change de climat. Comme ça, il n’y a pas de problèmes.
JV : Oui, avec les conditions climatiques ! Mais c’est bien mieux avec les claripatch !
HM : Je vais essayer !
JV : Si vous le voyez, vous le saluerez de ma part !
Embouchure
HM : J’ai lu dans les vieilles méthodes françaises de clarinette, qu’on pratiquait la technique de la double embouchure jusqu’en 1932.
JV : Oui ! Comme Guy Dangain. Il a fait ça pendant toute sa carrière.
HM : Et encore aujourd’hui ? La dernière méthode que j’ai trouvée, c’était celle de Eugène Gay [1], dans les années 30. Il décrit encore la méthode, mais il laisse le choix à l’étudiant de poser les dents sur le bec.
JV : Je pense que c’est moins facile de jouer en couvrant les dents supérieures avec les lèvres, c’est plus difficile à obtenir une stabilité. Il y a le muscle ici (Musculus depressor anguli oris, JV montre aux deux coins de la bouche), c’est le muscle qui ferme la bouche et qui est plus épais que le muscle des joues (le muscle risorius) ! Le muscle orbiculaire, qui ferme les lèvres ou qui les forme pour siffler, une fois qu’il est musclé, il ne bouge plus. C’est toujours l’image que je donne aux élèves : l’embouchure est comme un robinet ! Donc si on rit, le robinet s’ouvre et se ferme de façon totalement aléatoire.
Inclure la lèvre supérieure dans la formation de l’embouchure
HM : Oui, on perd de l’air.
JV : Si c’est stable comme ça, c’est tendu, cela ne bouge plus. Et on appuie le bec sur les dents, en principe, on a la mâchoire qui ne bouge pas. Donc, plus c’est stable en haut (le contact avec le bec), mieux c’est. Pour revenir à la double embouchure : comme ce n’est pas la même musculature, c’est moins épais, c’est plus compliqué. Mais mon collègue Bruno Martinez, ça lui arrive de faire tout un spectacle, en disant : « J’ai joué avec les lèvres comme ça ». Rien que pour se persuader que c’est possible. Mais moi je n’entends pas la différence. En tous cas chez Bruno Martinez, ou chez Guy Dangain, quand ils jouent je n’entends pas la différence.
Pour toutes questions techniques : trouver les gestes les plus appropriés à la musique
HM : Cela dépend peut-être de l’épaisseur des lèvres.
JV : Pour l’embouchure, moi, j’ai eu la chance de travailler quand je suis arrivé à Paris, avec Guy Deplus. Deux ans j’ai fait avec lui, et j’ai été le premier prix de Michel Arrignon ! Deux personnages totalement opposés, deux approches de la clarinette totalement opposées, mais avec un même point de convergence : c’est à dire faire le geste le plus approprié pour la musique !
HM : C’est ça qui compte à la fin.
La ligne d’embouchure
HM : Il y a différentes possibilités pour trouver la ligne d’embouchure, c’est à dire la ligne où la lèvre inférieure touche l’anche. Une fois que les lèvres ont formé l’embouchure, on peut pousser un peu l’instrument en direction de l’embouchure, tout en gardant une stabilité de la mâchoire ; on ne change plus l’ouverture de la bouche, on règle le contact entre l’anche et la lèvre inférieure avec la tenue de la clarinette et non pas en mordant un peu plus le bec. Est-ce cela vous semble une bonne technique ?
JV : Oui. Je fais ça. Il m’arrive de prendre un peu plus de bec.
HM : Cela demande un peu plus de force dans le pouce.
Respecter la morphologie individuelle
JV : Je ne parle jamais d’une seule embouchure. Comme je vous le disais tout à l’heure : à l’opéra on est sept clarinettistes, on a tous des embouchures différentes. Pour autant, le matériel, il y a vraiment de grandes similitudes. On n’a pas tous le même volume buccal, on n’a pas la même force, on n’a pas les mêmes appuis, les mêmes implantations de dents, et surtout on n’a pas la même oreille. Donc ce réglage-là se fait progressivement. Moi j’interviens avec mes élèves quand je vois que ça les bloque. Mais les petits, je ne leur en parle pas, pas trop. Je leur dis : « il faut mettre 1 cm ». Ensuite, quand ça marche, je ne dis plus rien !
Faire corps avec l’instrument
HM : Il ne faut pas trop les charger.
JV : Non : plus ils somatisent, plus c’est compliqué. Mon but, moi dans ma pédagogie, c’est d’avoir une continuité avec l’instrument, de faire corps avec l’instrument ! Après je fais toujours confiance à mes oreilles. C’est ça qui me guide. Et peu importe, si on a une petite lèvre, une grosse lèvre, on est à droite ou à gauche. C’est seulement quand on entend qu’il y a un problème qu’on essaie de le résoudre. Pas avant ! Il faut faire corps avec l’instrument pour que le geste soit adapté. C’est vraiment ça le maître-mot.
Vocalisation
HM : Tout ce qui se passe à l’intérieur de la bouche est difficile à décrire en détail, mais on entend tout de suite si quelque chose n’est pas bien mis en place. Comment former l’intérieur de la bouche ?
JV : C’est très compliqué.
La vocalisation c’est la formation des voyelles, la position du larynx et la tension des cordes vocales.
Moi j’avais vu les exercices qui avait été faits avec une fibre optique avec Joseph Marchi, le professeur de Marseille, qui avait fabriqué une clarinette chez Selmer, très très très aigue.
HM : Oui, avec une clé de registre supplémentaire
JV : Oui, cela ne servait à rien. C’était horrible.
Mais du coup, ils avaient fait des recherches chez un ORL (Oto-Rhino-Laryngologiste) : ils avaient mis une fibre optique. On a observé que plus on montait dans les aigues, plus il y avait une tension dans des cordes vocales.
HM : Alors elles se fermaient un petit peu ?
JV : Voilà. Je ne sais pas ce qu’il faut avoir compris pour programmer le cerveau. Pour faire un contre Ut, je sais exactement là où il faut que je sois, comment je combine la formation des voyelles, la position du larynx et la tension des cordes vocales. Ça c’est ce travail de la vocalisation.
Réspiration
HM : La respiration pour produire un son diffère de la respiration quotidienne. Est-ce que, pour créer la colonne d’air pour un instrument à vent, on travaille en l’expliquant avec des images ou est-ce on travaille sur le plan anatomique ?
JV : Il faut les deux. Il faut se rendre compte.
Inspiration : il faut connaître l’anatomie
JV : Pour les enfants il faut faire attention, parce que quand on leur dit : « respire avec le ventre ». Il y en a plein qui rentrent leur ventre. Il faut choisir le terme exact, en même temps suffisamment ludique, facile à comprendre pour un enfant. Donc la première des choses, c’est de dire : « quand tu seras dans ton lit, la prochaine fois que tu vas dormir, à l’horizontale, tu mets ta main sur ton ventre, et tu observeras ce qui se passe. Puis après tu vas te lever, tu vas faire la même chose. Il faut observer ! Il faut pouvoir mettre ses propres mains sur la région lombaire pour voir que la cage thoracique s’ouvre aussi derrière. C’est très important, c’est tout ça, moi dont je parle.
Expiration : Souffler vers une bougie, mais sans l’éteindre
JV : Si je souffle les bougies sur un gâteau d’anniversaire, il y a trop d’air d’un coup, j’éteins toutes les bougies. Une clarinette fait 66 cm. Il faut alors souffler comme si on voulait faire vaciller la flamme de la bougie, mais sans jamais l’éteindre ! Je fais beaucoup moins d’effort et ça va plus loin ! Eh bien la pression nécessaire, c’est ça. C’est pour ça que je parle de robinet. Pour les graves, il faut la pression d’un gros tuyau, et dans les aigues, il faut que ce soit un petit tuyau. Et après, je parle de voyelles, a, e, i, et tout ça se passe dans la bouche. C’est ma façon de choisir des images, ce que tu m’as demandé. Moi, les images que j’utilise, c’est ça. Les voyelles, ça va très bien.
Se rendre compte de la longueur de la colonne d’air vibrant dans l’instrument
JV : L’expiration doit s'adapter à la distance à travers l’instrument qui correspond à la hauteur du son, tout le temps. Même quand on fait un la, et que la colonne d’air est grande comme ça. Alors là, je n’hésite pas à démonter la clarinette, à jouer un la, un sib, un sol. Si on remet toute la clarinette, cela ne change rien, c’est la même justesse. Après on fait un si bécarre, on bouche le pavillon et on voit très bien que l’air sort par le pavillon.
Donc, si tu envoies l’air tout le temps selon la longueur de la colonne d’air qui vibre à l’intérieur de la clarinette, tu n’auras plus jamais de problème.
HM : Alors c’est la longueur de la colonne d’air vibrant dans l’instrument dont il faut se rendre compte, puis on adapte la façon d'expirer à la hauteur de la note et la longueur de sa colonne d'air spécifique.
JV : Eh oui : au début du 2ème mouvement du concerto de Mozart, le do résonne dans presque toute la longueur de la perce, presque au pavillon. Les scientifiques disent que l’air doit se comprimer et se détendre, sinon, il n’y a pas de vibration, pas de son. Donc tu vois, si ton imagination, pour jouer un la n’est pas dans la région du pavillon, le son va sortir trop tard. Et donc la meilleure façon, c’est de jouer la première note sans l’articuler avec la langue, mais de faire « oo‿aaa‿a‿da‿a‿aa ». Je n’utilise que des images comme ça.
Articulation
HM : Ça nous nous donne une passerelle à l’articulation, soit avec ou sans langue. Je crois, ainsi que pour la technique mais aussi pour le contexte musical, qu'il faut utiliser beaucoup de différentes façons d’articuler, soit on articule un peu plus direct, un peu plus mou, plus court ou bien plus résonant.
D’abord le legato
JV : On a des instruments qui peuvent faire les attaques les plus douces.
Franchement, nous on peut faire comme la voix. C’est plus difficile pour les anches double, les cornistes, les trompettistes. Moi je me souviens de Roland Pidoux le violoncelliste, qui me disait au conservatoire : « Les legato et les attaques de clarinettistes, c’est vraiment agaçant ! Ils savent tout ce que nous, on ne peut pas faire ! » Il ne faut jamais l’oublier et le soigner ! C’est vrai que c’est un instrument pour ça.
Savoir imiter tous les autres instruments à vent
JV : Après, il faut aussi comparer avec les autres instruments. Si on prend les hautbois et les bassons, après on parlera des flûtes. Mais les hautbois et les bassons, ce sont des gens qui naturellement détachent, articulent beaucoup ! Et eux, ils combattent ça, pour articuler moins, parce que sinon c’est un peu caustique, marrant, drôle. Donc eux, ils font l’inverse. Et nous on se rapproche d’eux pour avoir une clarinette articulée.
Articuler comme dans des autres aires culturelles
JV : Souvent il m’arrive de demander aux gens qui vont travailler en Allemagne, par exemple, les chefs d’orchestre, les copains, qu’est-ce que tu entends comme différence entre eux et nous ? Et ils me disent toujours : « l’articulation » C’est bien plus net quand on écoute les orchestres allemands que quand on écoute les orchestres français ! Je pense qu’on articule moins que les Allemands.
HM : moins ?
JV : Moins fort. C’est très net : l’intelligibilité du texte chez les Allemands est bien mieux réalisée que chez les Français ! Tu penses l’inverse ?
HM : Comparé avec l’Allemand, je pense que le Français a plus de légèreté, mais pas moins de clarté.
JV : Écoute une symphonie de Mozart et puis une symphonie de Beethoven avec les Berlinois avec un bon orchestre français, tu vas voir : c’est moins net.
HM : Net, ce n’est pas forcément une question de qualité musicale quand même.
L' influence du système Boehm et du système allemand
JV : C’est une question de résultat. Peut-être, c’est une question d’instruments aussi, leur système ! Leur "Deutsche Système".
HM : Je joue une clarinette hybride, une Wurlitzer-Boehm. C’est vrai, si je compare à une clarinette française, c’est plus facile d’articuler clairement, surtout, si on joue des anches plus étroites. Mais outre les avantages de la facilité d'articuler clairement, l'intonation dans le registre supérieur de la clarinette Wurlitzer Boehm doit être soigneusement surveillée. Comme la perce est plus large, les douzièmes, son plus étalées. Le si et le do, si on ne les corrige pas avec la vocalisation et la conduite d'air, ils sont trop hauts. Mais la sonorité me plait beaucoup et l’articulation, est un peu plus facile.
JV : Michel Westphal, il joue ça, Il joue encore ça, ?
HM : Oui, oui,
JV : Je l’ai entendu, il y a des années. Il joue très bien.
HM : J’ai fait un interview aussi avec lui.
JV : Ah, très bien !
Ouvrir l'esprit!
HM : Mais je crois, il y a des modes. À l’opéra de Zurich on joue certains opéras de Mozart avec des instruments historiques, depuis une quinzaine d’années, déjà, ça s’est bien développé. On essaie de faire les articulations parlantes, comme les chanteurs, pas seulement un « te » pour articuler, mais aussi un « de » un « pa », un « la », ou selon le contexte, le plus proche possible des cordes ou du texte chanté.
JV : Les violons, c’est international. Après, quand je pose la question aux chefs d’orchestre, ils me disent, c’est plus articulé chez les Allemands. Parfois, je trouve que c’est trop articulé. Mais il faut essayer de pouvoir faire comme eux, pour que, quand les chefs nous demandent de faire comme eux, on puisse le faire. Et là, je pense que c’est vraiment une question d’ouverture d’esprit.
La pointe de la langue à la pointe de l’anche
HM : Je ne veux pas dire que c'est la seule méthode praticable - il y a des différentes techniques - mais j’ai appris à mettre la pointe de la langue à la pointe de l’anche.
JV : C’est comme ça que je fais, moi. C’est plus précis.
HM : Avec cette méthode, on peut faire un exercice, que j'ai appris avec mes professeurs: il faut mettre la langue tout doucement à la pointe de l’anche, et....
JV : ...et après souffler, et enlever la langue.
HM : Oui! Et pour prouver, qu’on n’a pas trop de pression de la mâchoire inférieure sur l'anche, ni de la pression de la langue vers l'anche, il fallait monter la pression d’air, que l’anche commence à vibrer; la langue reste en contact avec l’anche.
JV : Moi je le fais dans l’autre sens. Ce que je fais dans le détaché, ce que j’appelle le détaché de Mozart. Pourquoi je l’appelle comme ça, parce que dans le concerto de Mozart (il chante la première mesure), il y a 3 staccatos ! Quand je fais ta, pour moi, c’est une bille qui rebondit. Mais si je fais tad, j’ai une résonnance. Tu vois ce que je veux dire ?
HM : Oui. La langue touche l’anche et l'anche continue à vibrer.
JV : Elle continue à vibrer, parce que derrière, j’ai encore la colonne d’air.
HM : Oui, j’utilise ça aussi.
JV : Voilà. C’est magique, on a un staccato perlé, d’une grande beauté. Et on ne peut pas le faire avec le gras de la langue, on ne peut le faire qu’avec le bout. Sinon ce n’est pas possible.
Garantir une stabilité de la pression d'air pendant le mouvement de la langue
JV : Oui, il y en a qui ne savent pas le dire ! La langue, mettre une embouchure de clarinette dans la bouche, ça s’apprend ! Mais ce n’est quand même pas quelque chose de naturel. Demander au bout de sa langue d’être sur le bout de l’anche, de façon à bouger sur 1 ou 2 mm seulement pour aller très vite, tout ça, ça doit s’apprendre, ce n’est pas inné !
HM : Oui. Si je m’observe faisant un staccato, la base de la langue doit rester immobile.
JV : Absolument, absolument. Sinon ça change la pression de l’air.
HM : Et ça change aussi la vocalisation, ça change le son.
JV : Moi, ce que je fais souvent, je leur dis : « mets ton doigt ici, à l’extérieur du fond de la bouche. Il faut, que ça reste immobile quand on bouge la langue. Mais quand le fond de la bouche bouge, cela veut dire que tu bouges toute ta langue, et ce n’est pas bon ! C’est comme si tu fermais le tuyau et que tu l’ouvrais à chaque fois : non le mien est toujours comme ça, et on perturbe le moins possible la pression.
Slaptongue
HM : Faisons un saut à la musique contemporaine: pour réaliser un slap, on est obligé de mettre beaucoup de surface de la langue sur l’anche, pour créer ce vacuum et la retirer après.
JV : Ah oui, c’est complètement différent comme approche.
HM : Pour moi c’est très difficile de garder la position de l’embouchure, de ne pas bouger du tout la mâchoire.
JV : Tu ne peux pas, c’est trop compliqué ! Moi je suis obligé de prendre plus de bec. Pourtant je fais très bien le slap. Montovani est venu diriger ses pièces de musique de chambre à Garnier. C’était moi qui me suis cogné toutes les créations.
HM : Tu as beaucoup travaillé !
JV : TOUTES les créations à la clarinette ! Moi je fais très bien le double staccato, donc je n’ai pas de problèmes. Donc je me suis cogné le ballet et l’opéra. Et après du coup Mantovani a dirigé un concert de musique de chambre « D'un rêve parti » pour ensemble. etc. et puis des œuvres de Boulez. On a fait ça à Garnier.
HM : Sympa !
JV : Oui, Et dans « D’un Rêve parti », Il y du slap que Alain Billard, que je connais bien, que j’ai fait travailler, c’était mon élève. A un moment, dans ma vie, on s’est croisé, quand j’étais prof. au CNR, et donc Mantovani me dit : « C’est la première fois, en dehors de Billard, que j’entends le faire le truc exactement aussi bien, » J’étais fier ! Tu sais c’était (mime le slap très vite). Il y arrive très vite et moi aussi. Et donc il me dit « Pourtant je l’ai dirigé dans le monde entier et à part Billard et toi, je ne l’ai jamais entendu comme ça ! » Mais par contre je suis obligé moi, pour faire ça de prendre beaucoup plus de bec.
HM : Quels exercices spéciaux as-tu fait pour y arriver ?
JV : Déjà prendre l’anche et voir si tu arrives à l’aspirer. Dans le métro, tu vois !
HM : Oui, sans bec, l’anche seule l’anche sur le bec, sans ligature et puis.
JV : Avec des anches très faibles, au début.
HM : Peut-être pour ça, l’anche plastique (rires)
JV : Ah oui, peut-être qu’elle est un peu plus ferme, non ?
HM : C’est juste pour apprendre. On fait d’abord un mouvement trop fort, et on casse les anches.
JV : C’est pour ça que je me mettais sur la partie dure de l’anche, sur le talon, côté plat. Tu vois ? C’est très plat et tu sens ton doigt qui accroche ou pas. Tu sens qu’il y a une force que tu peux exercer grâce à ta langue. Mais en fait ce n’est pas un effort si considérable que ça. Moi je m’en sers pour retabler mon anche, tu vois ? Par exemple si je n’ai pas le temps de la mouiller, je fais ça, et ça replace les fibres.
Et j’en parle à mes élèves en tous cas. S’ils apprennent ça quand ils ont 8 ans, 9 ans, 10 ans, ils y arrivent. Ils prennent le truc très vite !
Double Staccato
HM : Pour le tempo rapide du staccato, c’est bien de savoir se servir de la double langue.
JV : Si tu fais ça avec les élèves quand ils ont 13, 14 ans, après c’est fini, ils ont compris le truc, parce que quand tu vois que tu peux jouer le Lied de Berio, tu peux jouer des tas de choses grâce à ça, c’est un beau travail.
HM : Je crois que pour le double staccato, c’est important de faire des mouvements très très petits.
JV : Il faut faire attention qu’il y ait toujours l’air qui passe. « Da ga da ga da ga da »
HM : On peut aussi faire « ch » au début « da cha da cha «
JV : Moi je leur dis de bien réussir à compter, c’est pour ça que Berio c’est très bien « dagadagadagadaga.. » Alors il y en a qui n’y arrivent pas. Je leur dis si tu es tout seul dans la rue et qu’il y a du bruit dans le métro « dogodogo », voilà. Il faut réussir à faire ça, et réussir à compter (des groupes de triple croches) après ça vient ! On s’en sert tout le temps. Tu joues « La Mer », Cosi fan Tutte (voir N° 13, Sestetto, Molto Allegro, p. 6]… partout, il y en a du double staccato. On a fait Traviata (voir Finale II, p.28), le chef d’orchestre nous dit « ça va les clarinettes ? », « oui, oui, Martinez et moi, on assure ! » Il était ravi.
HM : Ou Smetana, La Fiancée vendue, l'ouverture.
JV : Mais oui, il y en a plein. C’est vraiment un truc indispensable, pour être rassuré. Il ne peut jamais rien t’arriver. Je n’hésite pas à rassurer les jeunes parce que tout le monde est capable de détacher à peu près à 120. Après si cela ne marche pas, on fait le double staccato. Mais ils sont rares ceux qui ont du mal à détacher au-dessous de 120. Donc, moi, j’essaie 120 pour les adolescents, après 132, la limite, c’est le Nielsen, 144.
HM : Nielsen, c’est quand même mieux de le jouer, si on y arrive, simple langue.
JV : Oui. Mais moi je peux tout faire en double.
HM : Même un peu moins vite ?
JV : Oui Mon double staccato, il commence à 144, ou 138. C’est détaché en simple jusqu’à 144 et en double entre 138 et 200. Moi, je peux aller à 200 si je veux, sur la gamme chromatique, mais ça ne sert à rien !
HM : C’est sportif, ça fait plaisir.
JV : Oui, quand tu mets le compteur et que tu dis : « Je ne suis pas à fond ! » (RIRES)
L’altissimo
HM : Des techniques contemporaines peuvent servir pour la technique de base, je pense. Par exemple pour travailler les notes aigues. Tu utilises par exemple des harmoniques pour y arriver avec les débutants ?
JV : Bien sûr. Mes deuxièmes années, ils vont jusqu’au mi.
HM : Pour le mi je fais travailler les étudiants en jouant le do dans le chalumeau, puis on monte au sol, après au mi'. Dans un deuxième pas je les fais jouer le sol et le mi avec la doigté du do', sans qu’ils ouvrent la clef avec le pouce gauche. C’est comme ça qu’ils apprennent comment varier les positions dans la bouche pour attaquer les notes aigues. On peut un peu décrire.
JV : Et s’il y a un accident, tu leur dis : ce n’est pas un canard ce que tu fais, c’est une harmonique. C’est uniquement parce que tu fais le mauvais geste donc ça fait une autre note. Il ne faut pas avoir peur, ce n’est pas un canard.
HM : Il faut faire des fautes pour apprendre.
JV : On en fait tous.
HM : Des fois, je leur dis même de le faire exprès : on essaie de jouer le « canard » consciemment, et on observe ce qui se passe et après tu reviens à la note que tu voulais jouer.
« Être en face »
JV : et pour les aigues, c’est très important « d’être en face ». Ce que j’appelle être en face, regarde : je vais te faire un contre ut, (JV siffle la note très haute). C’est ça jouer en face, C’est programmer l’intérieur de la bouche pour placer le son tout devant dans la bouche, et aussi dans le visage. Mettre la langue de la même façon que si on sifflait la note très haute, et pour ça il faut s’entrainer. Mais surtout il faut comprendre comment on le fait. Regarde, ce n’est pas d’efforts.
La souplesse des doigts
HM : La souplesse des doigts, c’est aussi une qualité de l’école française qui me fascine ! Je crois que ça a commencé avec le changement du système allemand, du système baroque au système Boehm dans les années 1830. Et après, tout d’un coup il y avait des traits, par exemple le Rondo de la grand Partita de Mozart, si on la joue avec les clarinettes historiques, il y a des traits difficiles avec des doigtés à la fourche. Avec la clarinette système Boehm c’est devenu beaucoup plus facile, le jeu peut être très souple, si on ne joue pas des anches trop fortes.
JV : Je pense que techniquement, effectivement, notre système Boehm, c’est vraiment, assez véloce naturellement. On peut aller très vite. Mais alors tu vois, tu parles de souplesse : regarde-moi ; je ne suis pas souple du tout. J’ai un doigt qui a été écrasé quand j’étais petit. J’avais 3 ans, mais aujourd’hui ça marche très bien. J’étais à Cannes, en face du Negresco, je suis tombé avec un galet, mon doigt s’est écrasé. C’était mou à l’époque. Donc tu vois maintenant, pour te dire que la souplesse, j’étais au conservatoire, j’ai pensé avec la force, je vais aller plus loin : ça ne marche pas. La souplesse, je ne suis pas souple, je peux le dire. Et pourquoi ça marche bien ? C’est dans la tête. Et quand tu vois Laurent Lefèvre, solo basson chez nous, c’est un genre de petit génie. Quand il avait 17 ans, il jouait plus vite que tout le monde. Il a eu le premier prix de Genève. Maintenant il joue du Fagott. Quand tu le regardes, il est haut comme ça, strong, les doigts de bucheron. Mais quand tu le vois sur son instrument, il n’est pas souple non plus, mais pourquoi ça marche : c’est là, la tête, c’est là.
Le pouce de la main droite
HM : Mais un problème que j’observe souvent, c’est que le pouce de la main droite, et même toute la main droite, à force de devoir porter tout le poids de l’instrument, sont crispés. Et je trouve que la plupart des clarinettes ont le support-pouce trop bas. Je fais faire des trous supplémentaires.
JV : Pour relever plus haut.
HM : Oui, parce que même avec un support-pouce réglable, on n’arrive pas toujours à une position naturelle du pouce. Je crois, qu'il faut régler ça d’abord : que la position du support-pouce puisse correspondre à une tenue naturelle de toute la main droite. Avec toutes les articulations qui sont un peu courbées, le pouce vis à vis de l'index ou bien entre l'index et le majeur. Mais pour pouvoir tenir la clarinette dans cette position, ça demande une certaine force de la main.
JV : Tu as raison. La position de la main droite naturelle n’a pas de de cassure ici, dans les articulations du pouce, ni dans le poignet. Et puis jamais de douleur ! Dès que tu as des douleurs, il faut s’arrêter et chercher. Dès que tu as mal, arrête la clarinette. Tu ne dois pas avoir mal.
Pour les débutants : clarinette mib ou le cordon ?
HM : Pour désamorcer ce problème, est-ce que tu crois que c’est bien de commencer avec la petite clarinette ou fais-tu jouer les enfants débutants avec un cordon ?
JV : Ça dépend des enfants. Je démystifie beaucoup ! Je ne leur montre jamais qu’il y a un problème avec leur physique, jamais !
HM : Et quand ils n’y arrivent pas à tenir l’instrument correctement ?
JV : S’ils n’y arrivent pas, ils mettent un cordon. Je préfère ça. Le son est moins différent. Parce que moi, on m’a fait commencer par la petite clarinette !
HM : C’était pas bon ?
JV : Ben Si ! Tu vois je m’en suis sorti ! (rires) On m’a dit que j'avais des trop petits doigts. Mon oncle m’a donné une petite clarinette, dans le nord de la France, il y a des harmonies là-bas. Mais ils avaient besoin d’une petite clarinette dans l’harmonie, donc ils ont inventé ça. Je leur ai dit : « Mais j’y arrive très bien ! » « Non, non tu ne peux pas » Ils m’avaient donné une clarinette avec des fers à godasses. C’était très pauvre dans le Nord, là où j’étais, des élastiques et tout ça, mais j’ai pu aller dans l’harmonie, juste devant le chef. J’étais super fier (rires). Mais je pense que la petite clarinette et la clarinette sont des sensations différentes quand même !
HM : Oui, c’est une autre façon de souffler, tu as raison.
JV : J’essaie de ne pas parler de positions de doigts, etc. C’est important !
HM : J’ai une collègue qui a grandi à Berlin-Est, avant le Tournant. À cet époche on triait les enfants selon leurs doigts, selon la taille des mains, selon leur physique : « toi, tu ne vas pas jouer de la clarinette, tu as les dents qui ne vont pas pour la clarinette, tu vas jouer du basson ! » La bassoniste solo de l’Opéra de Zurich voulait jouer de la clarinette, mais elle a fait une carrière de bassoniste !
JV : Oui. Regarde physiquement Philippe Cuper est différent de moi, Jean François Vernier aussi et tout le monde joue bien. Ce qu’il faut, c’est être heureux dans la vie. Ce n’est pas parce qu’on a les yeux bleus ou les yeux marrons, ou qu’on a une chose de plus. Moi, je compare ça plutôt à la vie humaine.
HM : Moi je trouve beau qu’il y ait des sonorités différentes. Et musicalement, c’est plus riche. Il y avait même une époque où on a mélangé les systèmes. Il y avait deux collègues qui jouaient le système allemand, et les plus jeunes, le système Boehm. Et ça marchait !
JV : Mais oui
.
HM : Il fallait juste de temps en temps régler l’intonation.
Intonation
HM : Dans le domaine de l'intonation, je dirais qu’il y a trois compétences professionnelles à apprendre. Premièrement, il faut savoir reconnaître le contexte harmonique : est-ce que je joue une tierce, quinte ou une octave out autre intervalle dans le contexte harmonique actuel. Deuxièmement il faut l’oreille qui peut juger si je joue juste, trop haut ou trop bas dans le contexte donné. Après, il faut connaitre les moyens de la technique instrumentale pour corriger l’intonation techniquement. Je crois qu'il faut corriger le moins possible avec la pression de l’embouchure.
JV : Très peu.
HM : Ce sont plutôt les voyelles, la formation de l’intérieur de la bouche, la vocalisation
JV : Évidemment, ce sont les voyelles et tout de suite j’ai envie de dire : c’est encore une fois ton oreille. Parce que tu ne réfléchis même pas à ce que tu veux faire. C’est physiquement ton corps qui fait quelque chose, que tu peux observer. C’est ce qui fait les meilleurs enseignements ! Pour moi c’est un peu lié, c’est à dire quand tu dois baisser une note ou la monter, te situer dans l’accord, c’est une fois de plus ton oreille, et une fois que tu as observé comment tu faisais pour baisser, tu sais l’enseigner à tes élèves. C’est un peu comme quand tu fais un glissando pour la première fois. Tu provoques le glissando de Gershwin, à partir du ré, avant c’est chromatique, tu peux l’expliquer facilement aux élèves, après, si tu lèves les doigts, que tu corriges avec ta gorge, avec ta langue.
HM : Exactement.
Observer, ressentir et enseigner
JV : Tu peux maintenir l'intonation, tu peux la baisser ou la monter, et l'exercer dans les deux sens pareil, tu vois (JV mime le glissando en montant et descendant). Si tu sais l’observer, tu sais l’enseigner..
HM : C’est simple, oui.<br<
JV : Je pense que quelque chose est plus facile, plus ludique à expliquer, quand tu le ressens, quand tu sais l’observer.
HM : C’est ça. Cela demande beaucoup de réflexions. Il faut d’abord se poser les questions, et savoir bien s’observer. Mais pas tous ceux qui sont brillants sur l'instrument sont conscients de ce que fait leur corps.
JV : Non, mais c’est pour ça que les gens les plus doués ne sont pas les meilleurs professeurs, ça j’en suis convaincu. Est-ce que je suis doué, pas doué, en tous cas, jusqu'à aujourd’hui, j’ai su observer et progresser. Mais je suis parti de rien, moi. On m’a appris la clarinette avec la petite clarinette.
HM : Et tu as changé à quel âge ?
JV : Mon prof avait 82 ans quand il m’a appris la clarinette. Tu parlais de la double embouchure...
HM : Oui.
JV : Parce que celle-là je la connais, parce que lui jouait comme ça. J’ai changé parce que cela m’embêtait. Mais j’ai trouvé l’instrument, j’ai eu de la chance. C’est un instrument qui me va vraiment très bien. Vraiment, j’ai essayé de jouer de la trompette, un peu de piano, je n’ai pas du tout la même facilité qu’avec la clarinette. La clarinette, ça coule de source. Moi, c’est mon oncle qui m’a donné une clarinette : il avait une raquette de ping-pong et une clarinette. Il m’a donné la clarinette. Je faisais un peu de flûte à bec avec un institut à 9 ans, 8 ans. Il m’a donné la clarinette, avec une partition, c’était petite Fleur. Donc il y avait une anche, clarinette si bémol, et il revient la semaine d’après, et je savais le jouer, alors que lui, cela faisait des années qu’il jouait et n’y arrivait pas. Il m’a dit : la clarinette, tu la gardes. Ma rencontre avec la clarinette, c’est ça. J’ai eu de la chance, c’était une rencontre chanceuse. Je ne me suis jamais plaint de la clarinette. Je suis fait pour cet instrument, j’en suis persuadé.
HM : Merci beaucoup pour cet interview !!
Références
- ↑ Gay, Eugène. 1932. Méthode progressive et complète: (théorique et pratique), pour l'étude de la clarinette du début à la virtuosité. Paris: G. Billaidot